Les cahiers du Schibboleth

Si nous écrivions son histoire
nous écririons un pastiche.
Je veux le faire mourir pour qu’il revive ;
plutôt que de tendre vers l’idéal d’une logique
dont la fin serait une explication satisfaisante.

Tout a commencé en 1983. J’étais alors étudiante à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux. Mes recherches se concentraient autour de l’idée du livre et de son éclatement dans l’espace. Je créais des environnements en photocopies de textes et de dessins issus de mes cahiers. J’avais déjà réalisé des petits livres, et j’adorais ça. Le courrier avait aussi beaucoup d’importance. Je faisais des envois postaux, ce qu’on appelait le mail art. Je vivais avec Francis Giraudet qui, lui, dédiait ses journées à écrire et à lire. On aimait les frontières, les limites et les marges, le Grand Jeu, l’art brut et les fous littéraires.
À l’automne, l’atelier de reprographie Agra que je fréquentais, nous a proposé une offre pour les fêtes de Noël : 20 fascicules en photocopies de 16 pages au format A5 pour 198 FF.
L’intuition créatrice n’a pas eu à voir avec la pensée. C’était l’occasion rêvée pour nous de mêler nos créations et de les publier. Francis connaissait ce mot étrange : Schibboleth, mot hébreu qui est un signe d’appartenance et de reconnaissance, non d’apparence. Il a une signification symbolique et sert de mot de passe pour distinguer les amis des ennemis. Francis m’en avait parlé quelques mois auparavant, et j’ai eu l’idée d’y accoler les cahiers, un peu à la manière d’un work in progress, et parce que cette plaquette était au format d’un cahier d’écolier. Les cahiers du Schibboleth étaient nés.
Le premier numéro est uniquement lié à nous, à notre histoire et à notre désir, sans prétention, ni projection. Il s’agissait de s’enfoncer dans l’exaltation graphique et poétique afin de produire une forme habitée. Images et textes s’affirmaient comme deux labyrinthes parallèles, avec une entrée commune.
Christian Boltanski, que j’avais la chance d’avoir comme professeur aux Beaux-Arts, nous a encouragé et donné une participation pour le n°2, et ainsi sont nés petit à petit avec le cercle restreint de nos proches et un peu fortuitement les cinq premiers numéros de la revue, avec beaucoup de textes manuscrits, et aussi différents pseudonymes. Ce sont pour moi les numéros les plus importants, les plus investis, et les plus
créatifs.
En 1985, après une demande de bourse refusée pour la toute nouvelle villa Arson à Nice, Olivier Kaeppelin qui était membre du jury, nous a conseillé de demander une aide à l’édition attribuée par le Fiacre du Centre National des Arts Plastiques, aide qui nous a été octroyée, et c’est ainsi que nous avons pu réaliser notre premier numéro imprimé en offset et tiré à 500 exemplaires : Le n°6.
L’association Les Gardiens du Schibboleth a été créée. Le directeur Andric Sansguetto est l’anagramme parfaite de Giraudet Constans. Tout était nouveau et enthousiasmant pour nous. Louis Calaferte qui entretenait une correspondance épistolaire avec Francis depuis des années, nous a donné des textes avec beaucoup d’entrain et de générosité. Lors de nos déplacements à Paris nous avons rencontré Marcel Béalu dans sa librairie, puis Charles Duits, Jean Demélier, Gilbert Lascault, Éric Naulleau. Les rencontres se sont ainsi
faites en nous laissant guider par les intuitions et les coïncidences et grâce aux lectures de Francis : Antoine Volodine, Jean-Claude Pirotte, Charles Juliet, Pierre Bettencourt… Parfois les auteurs nous envoyaient des textes ou des images, ou bien Francis écrivait pour en demander après avoir envoyé le numéro précédent. Nous ne publiions que des inédits. Il n’y avait pas de thème, pas de ligne éditoriale. On baignait dans l’intense désir de se rapprocher de la source créatrice, et de son mystère.
Tout se passa ainsi jusqu’à son état d’expansion maximale lors de la parution du numéro dix en 1988, année de notre séparation. Il y a eu, à un certain moment, une lutte pour se tenir au centre de soi-même et exprimer son désir qui n’était plus le même. Malgré les efforts pour tâcher de redonner du mystère à ce qui n’en avait plus, la respiration était devenue difficile. Avec le temps, nous avons été dépassés par l’afflux de demandes, d’obligations et de contraintes en tout genre que nous ne savions pas honorer par nos capacités de gestion et nos moyens financiers. Nous ne vendions pratiquement rien. Nous n’avions pas de diffuseur. Les subventions reçues ne représentaient qu’une infime part du coût de fabrication. Nous ne faisions partie d’aucune chapelle.
On était en réalité totalement seuls. Les quatre derniers numéros sont le fruit d’une routine qui s’était installée. Ce sont les plus joliment imprimés, avec un tirage de tête, mais le coeur n’y était plus. La déréliction s’était imposée. Le dernier numéro paraîtra en 1992.

Bérénice Constans