La nuit transporte avec elle toute la mémoire que nous avons du monde, elle nous lave jusqu’aux os, emportant dans son flux regrets et remords, tous nos crimes. Et on entend le grondement de ces galets qui descendent, raclant longuement notre continent noir, au revers de nous. Là où nous discernons les choses à peine visibles dans la lumière humaine.
L’ombre et la lumière, la nuit et le jour, sont de chair. Gérard Titus Carmel les habille d’une prose audacieuse qui pose sur son œuvre un relief supplémentaire aux mêmes contours saillants. Cette traversée onirique de la nuit est un modèle de composition picturale : rythmes, contrastes, résonances et lignes de force fournissent un verbe parfait à la couleur.
Dans la presse
Note de lecture de Pascal Commère parue dans la revue Secousse :
Peintre, Titus-Carmel inscrit son geste dans des séries, à l’intérieur desquelles les éléments choisis conversent d’une image à l’autre et se répondent. Il n’en va pas autrement dans son travail d’écriture, élaboré généralement dans une continuité de pensée, où chaque étape (poème ou prose) a sa propre autonomie en même temps qu’elle contribue, par la précision et la rigueur de sa composition, au mouvement de l’ensemble. Abordant la nuit comme une nébuleuse, origine et point d’ancrage de sa méditation, Titus-Carmel n’entend pas limiter son propos à la définition qu’en donne Littré : espace de temps qui suit le crépuscule du soir, jusqu’au crépuscule du matin. Pas plus que s’enfermer dans telle ou telle peau constitutive de son moi. Peintre, ou poète ? Cela n’a de sens qu’en plein jour. Et encore ! Temps de l’abandon, la nuit tire un trait sur ces classifications qui ne valent qu’au regard des fichiers professionnels. La nuit quant à elle, forte du désordre qu’elle instaure, brouille les pistes une fois encore, permettant à l’auteur d’approcher en secret ce qu’il est. Mieux, de réaliser l’unité. Tentant, et c’est là sa marque, d’épuiser le sujet, au moins temporairement. En prenant soin toutefois de fixer comme point de départ à sa quête un noeud sous la langue qui ne se dénoue pas. Car enfin, la nuit, comme le silence, a besoin pour se dire de ce qui n’est pas elle : branche à la fenêtre éclairée par la lune…
La nuit, donc. «Car il faut entreprendre la nuit comme un récit à mener jusqu’au bord de sa chute.». Tant la nuit, à l’instar du beau selon Kant (qu’il cite), «est une finalité sans fin». Qui présente maints visages, du plus domestique au plus intérieur. Et dont certains rassurent, quand d’autres font sourdre l’angoisse. Nuit où l’être se retrouve, avant que de se perdre à nouveau, dans un égarement proche de l’errance. Nuit où l’on disparaît – comme ont disparu dans le brouillard ceux qui ne devaient jamais revenir, ainsi « a nuit transporte avec elle toute la mémoire que nous avons du monde». Cependant l’esprit veille, le corps se dissout. Nuit illimitée, sans fond, qui toujours nous échappe, et dont nous n’avons «nul accomplissement à attendre d’elle». Si ce n’est que pareille impossibilité de la saisir justifie pleinement ce livre. Un livre qui pourrait ne pas finir, tant il accompagne une vie en ce qu’elle a de plus indicible. Sans oublier la mort – comment le pourrait-on ? – dont la ténèbre relaie dans nos os l’effroi du noir jusqu’à nous.
Livre de poète, livre de peintre. Livre de nuit, plus encore. Dont le temps de conception dépasse sans aucun doute celui de sa mise au jour (2007-2009), manière de fragments, entrecoupée de bribes de rêves et d’adresses à l’Autre de soi, avec ce travail de reprise, d’ajouts (et dans la phrase même) comme pour habiter chaque mot, chaque bribe, chaque espace de cette nuit qui nous cerne de toutes parts, par-delà toutes hésitations, ratures et questionnements propres à l’écriture de supposés carnets, toutes traces absentes ici, au profit d’une consistance parfaite de chaque page. D’une maîtrise. Jusque dans l’architecture de l’ensemble, quatre parties qui, s’épaulant, conservent malgré tout leur autonomie. Sans que jamais ne soit gommée la part obscure chère aux poètes, dont le secret rejoint dans la nuit alchimique la prise en compte de la matière, ce «noir» que les peintres interrogent depuis l’aube.
Livre de veilleur, livre du regard. Tant extérieur qu’intérieur, et dont la soutenance accompagne un «désir de paix et d’oubli». De la nuit, nul ne sait ce qu’elle est, ni ce qu’elle devient. Pas plus qu’où elle «s’évapore quand le matin l’éclaircit et l’assèche». Rêverie, alors ? Mais au sens bachelardien, et active ô combien, comme toujours chez Titus-Carmel. Soutenue, attaquée frontalement, entre deux instants. L’un de nuit, l’autre qui suit de peu, au cours duquel le jour reprend place. Comme s’installe au coeur de l’être celui qui, rassemblant les ombres dernières, se prépare à endosser l’habit de jour, autrement dit sa condition de vivant, tellement incertaine. Dont le questionnement n’a de cesse d’accompagner notre marche. Et cela pour longtemps encore. Tant il est vrai que «où que nous allions, nous transportons notre nuit avec nous.»
Note de lecture d'Antoine Emaz dans la revue Poezibao.